par Stéphane Richemond*
Images & Mémoires – Bulletin n° 57 – Été 2018
Les sculpteurs ayant voyagé outre-mer jouissent d’une notoriété très inégale qui n’est pas uniquement fonction de leur talent. Ceux qui ont organisé en métropole des expositions de leurs œuvres, dont la presse n’a pas manqué de se faire l’écho, se sont fait connaître du public. Ces expositions étaient d’autant plus faciles à monter que des tirages d’édition y étaient présentés. Ceux-ci se retrouvent fréquemment sur le marché de l’art ce qui contribue aujourd’hui à la renommée de leurs auteurs. D’autres sculpteurs non moins talentueux, n’ayant pas ou peu fait éditer leurs œuvres, sont moins connus.
Par ailleurs de nombreux artistes ont vécu longtemps outre-mer de commandes publiques locales et de la vente de leurs œuvres sur place, ce qui explique qu’ils soient méconnus aujourd’hui. Ironie du sort, nos artistes de l’outre-mer jouissent d’autant moins de notoriété qu’ils s’y sont enracinés. L’importante œuvre africaniste de Jean Boedts, que nous avons récemment découverte, mérite d’être mieux connue.
Jean Boedts naquit le 19 décembre 1904, à Tongres, dans la province de Limbourg (région flamande). Alors qu’il avait vocation à reprendre la brasserie familiale, il entreprit des études artistiques et suivit les cours del ‘École des Arts appliqués de Mardesous avant de s’inscrire à l’Académie de Liège où il étudia le dessin, le modelage et la taille directe.
À 21 ans, avec 200 francs en poche, le jeune statuaire partit pour Paris où il suivit les enseignements de l’Académie Julian. Il s’engagea comme modèle pour payer ses études et put s’initier à tous les domaines de la sculpture. À l’issue de son séjour parisien, il retourna chez ses parents pour qui il travailla à mi-temps, se réservant le reste pour travailler la sculpture.
Il entreprit en 1928 un voyage à Florence où il devint l’élève unique de Dante Sodini à l’Académie de cette ville. Les après-midis, il gagnait sa vie en étant l’aide-sculpteur du statuaire américain Avard Fairbanck avec qui il apprit la taille de la pierre bleue et du marbre. Les soirs, il suivait en élève libre les cours de dessin d’après nature. Il refusa une proposition de Fairbanck de le suivre aux États-Unis pour travailler avec lui, préférant d’abord se perfectionner en Europe.
Pour l’année du Centenaire de l’indépendance belge, en 1930, Jean Boedts revint à Bruxelles et installa, en 1931, son atelier 6, rue Jeanne. En 1932, il fut lauréat du Prix de Rome (belge) pour une maternité monumentale intitulée Mère allaitant son enfant. Le sculpteur participa à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1935 et présenta, les deux années suivantes ses œuvres au Palais des Beaux-Arts. Peu après, Jean Boedts reçut la commande d’un buste de la reine Astrid exécuté en marbre de Carrare.
En mars 1938, le sculpteur fit la demande au ministre des Colonies d’un subside au titre d’encouragement aux arts d’inspiration coloniale, ainsi que d’une intervention dans les frais de voyage et de transport aux fins de lui permettre d’effectuer un voyage d’études artistiques au Congo belge. Sa requête fut acceptée au début du mois suivant. L’artiste devait recevoir un subside en contrepartie duquel il s’engagerait à exécuter au cours de son voyage des terres cuites représentant divers sujets indigènes. À son retour, il devait laisser au Département des Colonies le choix de quatre de ses œuvres.
Peu après la réalisation de son buste par Jean Boedts, la reine Astrid mourut accidentellement. Il fut décidé de la réalisation d’un monument national en sa mémoire. Le projet que réalisa l’artiste fut accepté. Le Monument de la Reine Astrid, d’une hauteur de 2,6 m, fut installé dans le parc de Laeken.
L’artiste demanda à différer son voyage au Congo après l’inauguration de la statue de la regrettée reine au printemps 1940. Cependant, en raison de la Seconde Guerre Mondiale, toutes les aides accordées aux artistes pour se rendre au Congo furent suspendues.
Fervent catholique, Jean Boedts s’engagea en 1940 dans une œuvre d’inspiration spirituelle : une composition située sur un hectare près de Tremelo (Brabant flamand) intitulée Le Jardin du Royaume des Cieux. En 1941, il fut rejoint dans son projet par la poétesse Myriam Le Mayeur qui travailla avec lui jusqu’en 1952, projetant la réalisation de 120 sculptures. Le projet, jamais achevé, devint le Musée Jean Boedts, pris en charge aujourd’hui par le fils de l’artiste, Paul Boedts, lui-même sculpteur.
En mars 1953, Jean Boedts adressa une nouvelle demande au ministre des Colonies pour la gratuité d’un voyage au Congo. Il arguait qu’il pourrait étudier sur place les différentes manifestations de l’art indigène par les entretiens qu’il pourrait mener avec les artistes locaux. Il pourrait utilement approfondir leur psychologie, leurs différentes sources d’inspiration et leur technique. Enfin, il pourrait faire des études poussées et des compositions des types ethniques lui paraissant intéressants. Il termina en expliquant que son rêve était de se retremper à la source, au réservoir de puissance de la grande nature et d’y continuer ses études artistiques en sculpture pour en faire bénéficier la Belgique.
La requête del’ artiste fut agréée et Jean Boedts put entreprendre son voyage d’études au Congo et au Ruanda-Urundi. En contrepartie de l’aide reçue, le sculpteur devait fournir deux œuvres à l’Union minière du Haut-Katanga et à la Forminière, deux compagnies industrielles associées au financement de son voyage.
Jean Boedts embarqua le 25 mai l 954 sur ‘Élisabethville. Il installa son atelier durant les vacances scolaires dans une classe de l’ Athénée à Léopoldville. Il y resta jusqu’en septembre, travaillant l’argile dans cet atelier improvisé. L’artiste eut des difficultés à trouver une argile correcte mais réussit à l’aide de mélanges à obtenir de bons résultats à la cuisson. Il modela durant les trois mois de son séjour à Léopoldville une vingtaine d’œuvres inspirées des indigènes du Bas-Congo et de la région de l’Équateur.
À l’initiative du Groupement culturel de Léopoldville, Jean Boedts monta une exposition d’une trentaine d’œuvres ( dont dix importées d’Europe) dans la grande salle de la Caisse d’Épargne.
L’artiste se rendit à Usumbura en Urundi où résidait son frère Robert, ingénieur agronome. Il s’installa dans un ancien tribunal où il modela des types de l’Urundi et du Ruanda rencontrés là-bas. Il réalisa un bas-relief pour orner le tribunal du Mwami de !’Urundi à Kitéga, et voyagea à l’intérieur de l’Urundi où il réalisa plusieurs études et compositions. Il visita plusieurs ateliers en Urundi, mais aussi celui de Save au Ruanda afin d’évaluer les aptitudes des artisans indigènes.
Il réalisa un avant-projet de grande fresque (2,30 m x 12 m x 0,50 m) figurant une synthèse de la vie pastorale et agricole de! ‘Urundi. La commande de ce travail lui étant confirmée, l’artiste put prolonger son voyage d’études. Il s’installa à Kitéga avant de se rendre au Katanga et au Kasaï. Son séjour en Urundi aura duré dix-huit mois.
Jean Boedts exécuta par ailleurs plusieurs commandes en Urundi, l’une à Kitéga, où il réalisa une fontaine importante, l’autre à Usumbura, où il exécuta une grande composition (6 m x 2,4 m) figurant trois groupes d’indigènes. Cette œuvre fut présentée à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958.
Ci-dessus : Frise de 6 m de longueur par 2,40 m de hauteur pour la décoration des bureaux du Territoire à Usumbura
Après l ‘Exposition universelle, l’artiste retourna au Congo où il travailla comme prévu d’abord à Élisabethville pour l’Union minière du Haut-Katanga, puis à Batwanga au Kasaï pour la Forminière. Il y exécuta une tête de Léopold II en terre cuite ainsi qu’une crèche. Puis il réalisa un projet de Monument de / ‘Indépendance représentant une famille torse et pieds nus. Il fut à l’origine d’une polémique telle que le sculpteur dut quitter le Congo et partit s’installer en Afrique du sud. Il y reçut plusieurs commandes en provenance de la communauté blanche, parmi lesquelles le portrait du Docteur Verwoerd, alors Premier ministre.
En 1962, l’artiste revint en Belgique et recommença à travailler avec Myriam Le Mayeur au Jardin Céleste, mais sans succès.
Jean Boedts mourut, le 4 février 1973, à La Hulpe.
Projet pour le monument de l’indépendance
La famille Kasaï
Frise réalisée par Jean Boedts pour le Foyer des travailleurs à Bakwanga, en 1959
La frise réalisée en 1955,figurant des scènes de la vie indigène, pour la décoration du nouveau centre administratif de Kitéga en Urundi. Terre cuite (12,40 m sur 2,40 m)
Partie gauche
Partie droite
* srichemond@hotmail.fr, IRHiS, université de Lille
Nous remercions Paul Boedts, fils de Jean Boedts, des informations et des documents iconographiques qu’il nous a fournis.
Nous sommes aussi redevables aux Archives africaines du ministère (belge) des Affaires étrangères.
1 L e « oe » se prononce« ou » dans ce patronyme d’origine flamande.
par Stéphane Richemond*
Images & Mémoires – Bulletin n° 57 – Été 2018